Élisabeth Badinter et les corps
Autrefois, les hommes mouraient à la guerre, et les femmes, en couches. Pour rendre supportable leur existence, les humains avaient inventé l'immortalité de l'âme, promise à une vie éternelle, qui serait une récompense des bonnes actions, ou la punition des mauvaises. Du plaisir de vivre il ne pouvait être question. La vie était un fardeau à porter et à gérer, sans droits, mais, par contre, elle était un devoir, dont il serait rendu compte après le passage dans l'au-delà.
On ne peut pas dire que les sociétés se sont empressées de porter remède à ces fatalités, en se faisant plus pacifiques, ou en se préoccupant de la vie des femmes qui renouvelaient les générations, qui regarnissaient, comme le remarqua Napoléon Bonaparte, les rangs clairsemés des armées.
Soyons honnêtes, les femmes furent les premières à profiter de la naissance de l'hygiène, grâce à Louis Pasteur, et même, avant, de l'asepsie empirique de Semmelweiss. La fin du XIXème siècle vit la chute spectaculaire des mortalités maternelle et infantile.
La consommation d'hommes sur les champs de bataille se poursuivit pendant encore un demi-siècle. Ce qui prolongea, dans l'esprit des politiques, la préoccupation de combler les pertes, oeuvre incombant aux femmes. Il ne pouvait être question qu'elles désertent, qu'elles se dérobent au "devoir conjugal", qu'elles recourent à l'avortement. Leur ventre ne leur appartenait pas. Il était nationalisé!
Et qu'importait, encore, la souffrance des parturientes, dont les hommes avaient astucieusement attribué la responsabilité...aux femmes elles mêmes, toutes descendantes (c'est peut-être vrai, quelle préscience!) de la première fautive, Ève*.
En quelques années, les sociétés et leurs responsables politiques durent admettre que les hommes et les femmes pouvaient disposer de leur corps sans que la société en subisse un préjudice. Les droits remplacèrent les devoirs. Sexualité débridée, contraception, avortement, furent les moyens de privilégier le plaisir, sans avoir à être punis par l'arrivée d'un enfant non programmé pour l'une, un mariage improvisé pour l'autre. Cette évolution bouscula quelques esprits chagrins qui virent la morale et la démographie en danger, et freinèrent "des quatre fers". Mais force resta à la liberté, et à l'égalité entre hommes et femmes. À ces dernières s'ouvrit la voie des études longues et des carrières professionnelles sans limites. Allaient-elles oublier leur capacité unique, irremplaçable, enfanter? Les démographes retenaient leur souffle.
Leurs statistiques ne montrèrent qu'un fléchissement discret, compensé par l'effondrement déjà amorcé de la mortalité néo-natale. Bien sûr, les esprits chagrins affirmèrent que la réalité était masquée par le relais pris par les femmes immigrées, qui n'en étaient pas encore là. En fait, l'âge de la première grossesse était simplement retardé, laissant du temps aux plaisirs variés et à des choix du partenaire qui se faisaient plus exigeants, et révocables. Il apparut rapidement que les femmes sacrifiaient volontiers leur carrière, au profit de leurs maternités, non seulement librement décidées, mais aussi de moins en moins problématiques en matière de risques vitaux et de souffrances. Et même, cerise sur le gâteau, sans paupérisation franche. Les femmes ne voulaient pas se priver de cette jouissance, à jamais inconnue des hommes. Certaines, même, les laissaient complètement en dehors de l'affaire. La maternité s'est transformée en "droit à l'enfant", droit qui s'étend de la conception à son élevage, à charge pour la société de satisfaire ce droit dans son ensemble, sous forme de congé parental, d'allocations diverses, de bonifications des retraites futures**.
Évidemment, pendant ce temps-là, la vie continue, et les hommes prennent les places laissées vacantes par les femmes en mal de maternité. La réalité apparaît dans les statistiques: la carrière des femmes est toujours plus courte, monte moins haut, et leur salaire est désespérément à la traîne. Dans la vie politique et économique, la parité souhaitée ne pouvant se réaliser spontanément, il a fallu la rendre contraignante, avec difficulté. Les volontaires ne sont pas assez nombreuses.
C'est ce que déplore Élisabeth Badinter, philosophe, qui interprète ce fait comme le résultat d'une pression exercée sur les femmes, pour qu'elles tombent dans le piège qui leur est toujours tendu. Déjà, dans un précédent livre, "L'un est l'autre", elle avait écarté toute autonomie aux corps, ne faisant de leur destination apparente que le résultat d'une convention collective. Il n'y avait pas de différence réelle entre le corps des garçons et celui des filles, et leurs vies différentes n'étaient que le produit de l'éducation, elle même inspirée par une convention sociale, répartissant les rôles. L'homosexualité devant arracher ses droits propres à la société existante, constituait la preuve de ce que la "nature" ignorait, elle, la différence des sexes.
Dans la même ligne, elle ne peut reconnaître la validité d'un désir d'enfant autonome, surgissant dans un corps de femme, entériné par son "moi", et aboutissant à un choix libre de la vie appropriée. Une femme qui se retire de la société pour enfanter, ne peut être que "trompée", par un discours qui lui fait miroiter des plaisirs factices, déguisés en "droits" non moins factices.
Implicitement, Madame Badinter range la maternité et son prologue hétérosexuel, parmi les "faits de culture universels " classe imaginée par Claude Lévi-Strauss pour ranger les "tabous"*** universels, celui de l'inceste, et celui du meurtre, prohibé à l'intérieur du groupe. On sait, depuis, que le tabou de l'inceste s'origine dans l'évitement universel, car naturel, de l'accouplement mère-fils, et celui du meurtre de l'absence habituelle de combats meurtriers à l'intérieur d'un groupe d'animaux grégaires. Le fait propre à l'espèce humaine est d'avoir élargi l'interdit de l'inceste à d'autres parentés, père-fille et frères-soeurs au minimum, parfois à d'autres, plus distantes. Les règles de la parenté sont d'autant plus culturelles qu'elles sont compliquées.
La proposition de Claude Lévi-Strauss verrouillait en quelque sorte, la réflexion sur la sexualité humaine. La complexité des règles qui la régissaient devait-elle la faire classer comme "culturelle"? La libération de la sexualité, pour les deux sexes, dans nos sociétés modernes, a permis, d'une part de relativiser la jouissance qu'on en attendait, d'autre part, de dégager, justement, la part naturelle de la sexualité, dont la maternité, jusque là prise dans le tissu des obligations sociales. La maternité s'est épanouie dans sa transformation en droit. Contrairement aux craintes, le droit des femmes à la libre disposition de leur corps, d'avoir, ou de ne pas avoir d'enfants, n'a pas supprimé ce désir .
Sceptique
*Les scientifiques ciblent, à partir de l'ADN mitochondrial, qui n'est transmis que de mère à fille, une Ève "mitochondriale" qui serait l'ancêtre de toutes les femmes existantes, les autres lignées probables ayant disparu. Une hypothèse homologue d'un Adam-Y, dont le chromosome Y, déterminant le sexe masculin, se retrouverait, avec ses variations, chez tous les hommes mâles existants, est en chantier.
**On ne peut nier l'intérêt que les sociétés trouvent à la reproduction humaine. Pendant des siècles, elles ne s'en sont guère aperçu, tant le phénomène laissait de surplus. Entre les pertes de plus en plus massives, et l'apparition d'une maîtrise de la fécondité, les sociétés finirent par découvrir la nécessité d'une natalité suffisante. Elles empruntèrent aux religions sa qualification en devoir.
***Interdits et obligations dont on ne peut donner la raison. C'est comme ça et pas autrement.
Note complémentaire du 27/02/2010: La lecture de l'ouvrage "Changer de différence", de la philosophe Catherine Malabou, apporte un autre argument au constat de la difficulté de la philosophie à aborder la différence des sexes en se libérant de la pensée mythique, qui a produit le phallocentrisme, le statut secondaire et inférieur de la femme. Nier la différence des sexes aboutit à une impasse, l'accepter (en ne tenant pas compte du désir féminin), c'est cautionner la situation léguée par les mythes et les religions. L'évolution des sociétés vers une contestation du phallocentrisme contribue à libérer les femmes de ce sentiment d'être les victimes des hommes, mais pas de leur "étant" féminin.