Justice: grandeur et servitude?
Le monde judiciaire français, avocats compris, se cabre face au jugement global que lui assène le Président de la République, Nicolas Sarkozy. Il est vrai que c'est le premier chef de l'État qui va aussi loin dans la critique de l'institution. Et, c'est toujours à l'occasion de "faits-divers" qui bouleversent la sensibilité de l'opinion, qui lui rappellent que les femmes ne sont que des proies, guettées par des prédateurs, pour lesquels la chasse est ouverte toute l'année. L'insécurité qui touche les biens a également sa place.
"Il y a toujours eu des "faits-divers", il y en aura toujours" concluait une responsable de la justice, exprimant froidement une évidence: vivant au jour le jour le mal humain, les juges sont "blindés", sans illusion , tant sur leur pouvoir de retirer de la société ses mauvais sujets, que sur celui de les améliorer par les punitions qu'ils infligent.
Notre société est elle gangrenée par une prolifération du mal, de la délinquance et du crime? Plutôt moins que dans notre passé, en fait, car le problème de nos jours, c'est que n'importe quel fait bouleversant nous arrive dans la figure en temps réel, pour peu que notre radio ou notre télévision soient ouvertes. L'horreur et la folie sont au menu de chaque repas.
La révolution médiatique n'a véritablement commencé que dans les années d'après-guerre (39/45), avec la prise de conscience du rôle qu'avait pris la radio pendant l'occupation, et l'apparition, dès les années 1950, du "transistor" , c'est à dire du poste léger, transportable, et alimenté par piles. La télévision commença, elle aussi, à prendre sa place dans chaque foyer, et il devint crucial pour les "medias", de disposer du plus grand volume possibles d'informations et de programmes. Les émetteurs les diffusaient jour et nuit.
Cette médiatisation à outrance a eu une conséquence sur les rapports entre la société et l'institution judiciaire. J'ai connu cette période où on pouvait parler de grandeur et de servitude: les magistrats étaient peu nombreux, très mal payés, vraiment parents pauvres du service public, mais tous issus de la bourgeoisie instruite et aisée, et drapant leur gêne réelle dans leurs rituels obséquieux.
La mise sur la place publique des affaires criminelles importantes, les "couacs" qu'épluchaient et commentaient les journalistes, attirèrent l'attention sur les faiblesses structurelles de l'institution, et en même temps, ils durent éveiller des vocations. Le recrutement et la formation s'ouvrirent à de nouvelles couches de la société, et la syndicalisation prit le relais des rapports avec l'employeur, l'État. La "culture" syndicale propre à notre pays n'épargna pas ce milieu, auparavant convaincu de l'indignité des revendications salariales*.
Si l'institution judiciaire française n'a jamais été, dans son ensemble, soumise à l'autorité politique, notamment sous l'occupation et le régime de Vichy, elle n'a pas toujours pu résister à la pression partisane accompagnant certains événements, comme l'Épuration, à la Libération**. "On" lui reprochait aussi, en raison de l'origine de ses membres, de pratiquer une "justice de classe", plus sévère pour la délinquance ordinaire que pour celle des "cols blancs". Reproche qui suscita la vocation de "redresseurs de torts", très soucieux de protéger le "peuple" des plaintes des "bourgeois".
Chatouilleuse sur la question de son indépendance, l'institution judiciaire entre en conflit avec la Politique, au rythme des mouvements de cette dernière. Elle est "interpellée" par l'Opposition qui cherche les puces de la Majorité, et signale aux juges ses trouvailles. Quand la chasse a été bonne, la justice poursuit, mais comme elle est lente, faute de moyens, bien sûr, les procès ne s'ouvrent que bien après le changement de majorité. Il faut admettre, que ces ennuis judiciaires qu'ont connus des personnalités politiques des deux bords ont contribué à l'assainissement, non seulement du financement des partis et des campagnes électorales, mais de quelques autres modes d'expression du "pouvoir", comme le favoritisme. Le "bien" n'est pas naturel, mais il est une nécessité!
L'élu de l'actuelle majorité fustige assez régulièrement l'institution judiciaire, qui se cabre, donc, et boude, très fort, cette fois. Micros et caméras se précipitent. Est-ce une bonne, ou une mauvaise chose? Le Président de la République a-t-il dépassé les bornes?
Je ne crois pas que l'institution judiciaire ignore la mauvaise image qu'elle a dans l'opinion, et je pense que son mouvement d'humeur actuel est autant en direction du peuple ingrat que du Président exigeant. Notre époque est devenue celle de l'expression en temps réel de l'émotion, de la colère, de l'incompréhension. Tous ceux qui ont un ordinateur et sont abonnés à internet utilisent la liberté qui leur est donnée de déverser, à leur manière, leur propre vision de la justice. Leur sévérité, pour tous ceux qui ont une quelconque responsabilité dans la société, est générale.
La Justice peut-elle entrer dans le jeu politique, comme un simple parti, choisissant sa cible et ses alliés pour y parvenir? Il est évident que non. Comme l'opposition actuelle la soutient, lui trouve toutes les vertus, et toutes les excuses, si "elle" se laisse séduire par le chant des sirènes, "elle" s'expose à l'arbitrage populaire, qui n'est ni juste, ni bon, mais qui est "souverain". Mais il est vrai que rien ni personne n'échappe plus à ce jugement là. Aucun retour au respect craintif et soumis n'est à espérer.
Sceptique
*C'est le pouvoir politique qui, devant les difficultés chroniques de recrutement dans cette profession depuis si longtemps défavorisée, prit l'initiative de revaloriser significativement la profession de magistrat. Cette page est maintenant tournée. Au même moment, les procureurs du Québec sont en grève pour obtenir une hausse de leurs salaires qu'ils veulent voir rattraper ceux de leurs collègues des provinces anglophones....dont les moyens sont supérieurs à ceux de la province francophone.
**J'ai connu dans les années d'après guerre un magistrat qui avait quitté sa profession d'avocat, bouleversé par les parodies de justice de cette époque. Il avait sacrifié son bien être matériel à son idéal de justice.