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Sceptique
3 novembre 2011

"Toujours plus" et le "blues" des philosophes

Ce sont les mots qui font les choses, qui nous les font voir, qui les inscrivent dans notre mémoire. Plus un mot est prononcé, plus ce qu'il désigne prend de la réalité. Jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à vomir.

"Au commencement était le verbe", énonce un texte biblique. On a longtemps interprété cette sentence comme la preuve que notre monde était le produit d'une volonté exprimée:"Que le monde soit!". Il reste que le verbe a fait l'humanité, a fait passer notre espèce d'un monde à un autre. D'une manière irréversible. "L'ignorance ne s'apprend pas"*, "ce qui est sorti d'une gorge ne peut y être remis"**. C'est tellement banal qu'on n'y pense plus, que cela va de soi.

C'est en temps réel qu'on assiste aux secousses du monde arabe, au tsunami du Japon et à ses déboires nucléaires, à ceux, "libertins", de DSK, ci-devant directeur du FMI et promis à la présidence de la République Française, aux attaques feutrées contre l'euro et à l'écroulement silencieux des bourses. Sans la glose, passant en boucle, des journalistes et des experts en économie et en finance, tous d'avis différents, mais unanimement pessimistes, nous n'en saurions rien.

Mais, comme nous ne pouvons échapper à ce savoir, qui nous poursuit dans tous les coins, même le "petit", nous en concluons que le monde va très mal et qu'il approche de sa fin.

Ce "findumondisme" ne pouvait laisser indifférents les philosophes, dont c'est le métier d'observer la vie des hommes, d'en faire le constat des faiblesses, et de proposer des solutions pour s'en échapper. 

Dans le "Monde" du 30-31 Octobre (page "débats", 17), Dany-Robert Dufour essaie de voir clair dans le brouillard aveuglant et assourdissant de l'actualité. Il écarte l'unique responsabilité de l'économie et de la finance, alors que la plupart des penseurs mettent en cause le "complot" des "moneymakers", les abstraits, qui jonglent avec les milliards virtuels, et les concrets, qui n'en finissent pas de mettre sur le marché de beaux joujoux qui peuvent tout faire, selon le désir de leur heureux propriétaire.

Il pointe, seulement, l'influence, initiale et malfaisante, de la pensée libérale (méritant le préfixe "ultra"), qui promet le bonheur par l'égalité d'accès à ces produits de la technologie et de l'inventivité humaine. "Vous avez droit à...". Chacun doit pouvoir mettre ce qu'il veut au bout de la phrase. 

On ne peut pas dire que la proposition égalitaire est mauvaise, mais ce qui fait problème, ce sont les moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir, la frustration ressentie par ceux qui sont encore loin de sa réalisation, la volonté perverse de ceux qui entendent en tirer profit, et présentent cette consommation comme un paradis.

Porte de l'enfer, s'exclament les philosophes et les prophètes, les premiers dénonçant le passage de l'individualisme à l'égoisme, comme si c'était évitable***, les seconds prédisant une glissade irréversible vers l'invivable, la soif, la faim, dans un désert cerné par des océans stériles.

Quelle autre option capable d'enrayer cette course folle, qu'un renoncement à ce mirage, qu'un retour en arrière, en deçà de la direction erronée qu'a pris l'humanité, celle qui conduit à l'égoisme? Un réarmement moral, une ascèse, une sobriété affectée à toutes les pulsions, voilà les panacées. La décroissance pulsionnelle doit être jumelée à la décroissance consumériste.

Ce qui me semble oublié, c'est la cause de ce grand déréglement de l'humanité, précisément cette abolition du temps et de la distance dans le monde d'aujourd'hui. Tous les hommes peuvent tout savoir, en temps réel. On voit les bourses de monde baisser ou remonter en même temps, si on ne prend pas en compte le décalage horaire (dès son ouverture une bourse est informée de la tendance de celle qui est plus à l'Est). L'attentat contre Charlie Hebdo, à Paris, est en première page de la presse égyptienne du matin. Les bousculades pour s'arracher le dernier né d'Apple sont au Journal de 20 heures. Les mots les plus forts, les plus dramatiques, sont nécessaires et suffisants à un bon audimat.

Dans le "Meilleur des Mondes" , d'Aldous Huxley, c'était une tribu Sioux qui tenait le rôle de refuge de la sagesse, du bon-sens. Quelques dizaines d'années plus tard, contraint à la frugalité obligatoire par un système qui ne sait que généraliser la misère, un Milan Kundera écrit la jubilatoire "Irrésistible légéreté de l'être".

Tous les jours, de sages individus renoncent, volontairement, "à Satan et à ses pompes", dans leur version moderne. Pour autant, ayant bien préparé leur sortie, ils ne vont pas jusqu'au dénuement. 

Mais il me parait vain d'espérer entrainer les masses vers cette retraite. Beaucoup de civilisations ont disparu incognito. Les nôtres, quand ce sera leur tour, le feront en direct.

Sceptique

*Gérard de Nerval

**Lu dans un très provincial musée anglais.

***L'individualisme n'est que la légitimation de l'égoisme.

 

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Commentaires
Y
Vous avez tout à fait raison. Si l'acceptation du "collectif" caractérise les petits groupes, ou certaines civilisations très éprouvées (Japonais), le fonctionnement de nos sociétés modernes est devenu individualiste, le collectif ne concernant plus que des groupes formés dans ce but (une équipe sportive) et réalisant un "transfert groupal"*. On en connait la faiblesse!<br /> Cet argument psychologique est le plus solide face aux prétentions des prophètes de faire régresser, "en toute liberté", les plus avancées des cultures du monde, pour sauver ce dernier. Je n'en observe pas le plus petit commencement. Les prophètes sont pieusement écoutés, approuvés, mais leurs prescriptions sont pour les autres!<br /> * la psychanalyse appliquée aux groupes montre qu'un groupe informel a du mal à se former au delà de cinq individus.
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L
Je n'ai pas lu l'article de Dany-Robert Dufour dans "Le Monde", mais j'ai entendu ce type ce matin à France Culture. Son espérance dans le fait qu'un nouveau "grand-récit" redonne un jour du "sens" à ce qui ne peut en avoir dans un libéralisme entendu au seul sens économique et matériel, me semble d'une grande naïveté. La vraie victoire du libéralisme c'est la libération de l'individu. Après la révolution mentale que cela représente, il ne peut plus y avoir de sens "collectif". Le "sens" ne peut plus être trouvé que par chaque individu personnellement, dans la profondeur de son âme (de son inconscient diraient les psy !)
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Y
C'est ce que demandent les victimes de la crise, les chômeurs, les jeunes qui ne peuvent pas commencer leur carrière, les seniors "entre deux chaises", au chômage, mais trop jeunes pour prendre leur retraite. Le devoir des responsables politiques, c'est de remettre en marche la machinerie économique, sans états d'âme.<br /> Une économie comme la nôtre ne peut pas revenir à l'autarcie qui existait encore il y a un bon siècle*.<br /> *Dans un village comme le mien, il y avait quelques centaines d'habitants, vivant tous de la terre ou des activités annexes: maréchal-ferrand, bourrelier, boulanger. Il ne reste plus que quatre agriculteurs, qui font tout tout seuls, aucun artisan ou commerce, et beaucoup d'habitants que personne ne connait.
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P
je viens de lire l'article dont vous rendez compte; pour les mêmes raisons que vous il me laisse perplexe; cela dit il pointe quand même peut-être une réelle difficulté de nos sociétés: elles n'ont pu libérer les hommes de la pauvreté qu'en investissant la totalité, ou presque, de leurs forces dans les activités laborieuses ou productives, délaissant ainsi nombre d'autres "activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté" (H. Arendt).
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Sceptique
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