"Toujours plus" et le "blues" des philosophes
Ce sont les mots qui font les choses, qui nous les font voir, qui les inscrivent dans notre mémoire. Plus un mot est prononcé, plus ce qu'il désigne prend de la réalité. Jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à vomir.
"Au commencement était le verbe", énonce un texte biblique. On a longtemps interprété cette sentence comme la preuve que notre monde était le produit d'une volonté exprimée:"Que le monde soit!". Il reste que le verbe a fait l'humanité, a fait passer notre espèce d'un monde à un autre. D'une manière irréversible. "L'ignorance ne s'apprend pas"*, "ce qui est sorti d'une gorge ne peut y être remis"**. C'est tellement banal qu'on n'y pense plus, que cela va de soi.
C'est en temps réel qu'on assiste aux secousses du monde arabe, au tsunami du Japon et à ses déboires nucléaires, à ceux, "libertins", de DSK, ci-devant directeur du FMI et promis à la présidence de la République Française, aux attaques feutrées contre l'euro et à l'écroulement silencieux des bourses. Sans la glose, passant en boucle, des journalistes et des experts en économie et en finance, tous d'avis différents, mais unanimement pessimistes, nous n'en saurions rien.
Mais, comme nous ne pouvons échapper à ce savoir, qui nous poursuit dans tous les coins, même le "petit", nous en concluons que le monde va très mal et qu'il approche de sa fin.
Ce "findumondisme" ne pouvait laisser indifférents les philosophes, dont c'est le métier d'observer la vie des hommes, d'en faire le constat des faiblesses, et de proposer des solutions pour s'en échapper.
Dans le "Monde" du 30-31 Octobre (page "débats", 17), Dany-Robert Dufour essaie de voir clair dans le brouillard aveuglant et assourdissant de l'actualité. Il écarte l'unique responsabilité de l'économie et de la finance, alors que la plupart des penseurs mettent en cause le "complot" des "moneymakers", les abstraits, qui jonglent avec les milliards virtuels, et les concrets, qui n'en finissent pas de mettre sur le marché de beaux joujoux qui peuvent tout faire, selon le désir de leur heureux propriétaire.
Il pointe, seulement, l'influence, initiale et malfaisante, de la pensée libérale (méritant le préfixe "ultra"), qui promet le bonheur par l'égalité d'accès à ces produits de la technologie et de l'inventivité humaine. "Vous avez droit à...". Chacun doit pouvoir mettre ce qu'il veut au bout de la phrase.
On ne peut pas dire que la proposition égalitaire est mauvaise, mais ce qui fait problème, ce sont les moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir, la frustration ressentie par ceux qui sont encore loin de sa réalisation, la volonté perverse de ceux qui entendent en tirer profit, et présentent cette consommation comme un paradis.
Porte de l'enfer, s'exclament les philosophes et les prophètes, les premiers dénonçant le passage de l'individualisme à l'égoisme, comme si c'était évitable***, les seconds prédisant une glissade irréversible vers l'invivable, la soif, la faim, dans un désert cerné par des océans stériles.
Quelle autre option capable d'enrayer cette course folle, qu'un renoncement à ce mirage, qu'un retour en arrière, en deçà de la direction erronée qu'a pris l'humanité, celle qui conduit à l'égoisme? Un réarmement moral, une ascèse, une sobriété affectée à toutes les pulsions, voilà les panacées. La décroissance pulsionnelle doit être jumelée à la décroissance consumériste.
Ce qui me semble oublié, c'est la cause de ce grand déréglement de l'humanité, précisément cette abolition du temps et de la distance dans le monde d'aujourd'hui. Tous les hommes peuvent tout savoir, en temps réel. On voit les bourses de monde baisser ou remonter en même temps, si on ne prend pas en compte le décalage horaire (dès son ouverture une bourse est informée de la tendance de celle qui est plus à l'Est). L'attentat contre Charlie Hebdo, à Paris, est en première page de la presse égyptienne du matin. Les bousculades pour s'arracher le dernier né d'Apple sont au Journal de 20 heures. Les mots les plus forts, les plus dramatiques, sont nécessaires et suffisants à un bon audimat.
Dans le "Meilleur des Mondes" , d'Aldous Huxley, c'était une tribu Sioux qui tenait le rôle de refuge de la sagesse, du bon-sens. Quelques dizaines d'années plus tard, contraint à la frugalité obligatoire par un système qui ne sait que généraliser la misère, un Milan Kundera écrit la jubilatoire "Irrésistible légéreté de l'être".
Tous les jours, de sages individus renoncent, volontairement, "à Satan et à ses pompes", dans leur version moderne. Pour autant, ayant bien préparé leur sortie, ils ne vont pas jusqu'au dénuement.
Mais il me parait vain d'espérer entrainer les masses vers cette retraite. Beaucoup de civilisations ont disparu incognito. Les nôtres, quand ce sera leur tour, le feront en direct.
Sceptique
*Gérard de Nerval
**Lu dans un très provincial musée anglais.
***L'individualisme n'est que la légitimation de l'égoisme.