Psychiatres dans la cité
Aucun professionnel n'aime "qu'on lui tienne les mains", qu'ON se mêle de manière tatillonne de sa manière de travailler. Les psychiatres n'échappent pas à cette attitude, d'autant moins que leur spécialité, tout en étant reconnue "utile", reste mystérieuse à la société "normale".
Il est nécessaire de rappeler qu'il y a seulement cinquante ans, les psychiatres étaient "hors de la cité", car leurs patients l'étaient aussi, enfermés dans les hôpitaux psychiatriques, construits loin des villes, à la fois parce que le "bon air" ne pouvait que leur faire du bien, et parce que la société "normale" ne tenait pas à les savoir trop près. Dans les villes, on ne trouvait que de rares spécialistes, recevant les inadaptés à la vie sociale et affective, et souffrant de leur handicap. Dès qu'un cas dépassait par sa gravité la capacité de tolérance de la famille et de la société, il était confié aux établissements spécialisés, privés ou publics, selon leurs moyens.
Une classe nouvelle de médicaments, issue des recherches en anesthésie du Professeur Laborit, fit alors irruption dans la très restreinte pharmacopée de la spécialité psychiatrique. À l'époque, la pharmacie damait le pion à l'herboristerie, n'était pas tenue en suspicion, mais était, au contraire, porteuse d'espoirs solides. Dans la foulée de la découverte de Fleming, elle avait mis à la disposition de la médecine divers antibiotiques, y compris pour la redoutable tuberculose. Le constat de l'efficacité du Largactil sur les symptômes aigus de la folie ouvrit un nouveau champ de recherches, celui des substances pouvant agir sur le cerveau, et de nombreux "psychotropes" déboulèrent sur le marché. Les "tranquillisants" et les "anti-dépresseurs" ne mirent pas beaucoup de temps à rejoindre les "neuroleptiques" de la famille du Largactil. Entretemps, les psychiatres avaient ajouté à leur science la capacité d'analyse subtile des maladies mentales, et les ressources des psychothérapies, offertes par la psychanalyse, dans ses variantes freudienne, lacanienne, junguienne, adlerienne....sans oublier le cognitivo-comportemental, le systémique...
La psychiatrie se trouva alors en possession d'une "panoplie" thérapeutique à la fois variée, nuancée, et efficace, permettant le raccourcissement des hospitalisations, leur évitement, parfois, et la prise en charge "ambulatoire" des souffrances modérées et du suivi post-hospitalier . Toutes ces ressources étaient utiles. La "prise en charge" des malades améliorait leur vie et celle de leurs familles, permettait même leur intégration dans la société et le monde du travail.
Ce retour, dans la cité, des malades, auparavant exclus et confiés à l'asile, exigea que les psychiatres les y suivent, et qu'ils soient en nombre suffisant. "On" se mit à en former en grand nombre, dans les facultés de médecine. Sortie de son impuissance, la spécialité séduisait davantage d'étudiants. Une partie étoffa le service public, qui ajouta à ses hôpitaux campagnards les "secteurs", où les soignants, psychiatres, psychologues et infirmiers, continuaient de suivre les malades sortis de l'hôpital, et ceux qui n'avaient pas eu besoin d'y séjourner, ayant réagi favorablement à la prise en charge ambulatoire. L'autre partie des psychiatres formés commença à étoffer les effectifs squelettiques des psychiatres privés, exerçant en pratique libérale. La diffusion dans le public des possibilités de la psychiatrie attira vers eux une importante clientèle. La prise en charge par l'Assurance Maladie rendait accessible cette nouvelle demande de soins.
L'euphorie ne dura pas très longtemps. D'une part les comptables de l'Assurance Maladie commencèrent à s'affoler de la montée en puissance rapide des dépenses pour la psychiatrie. D'autre part, "on" ne tarda pas à constater que, si la durée des hospitalisations et la qualité de vie des malades bénéficiaient de la nouvelle approche, les prises en charge s'éternisaient, comme auparavant, avec cette différence qu'elles coûtaient bien plus cher. Tant du côté des traitements par médicaments, que de celui des psychothérapies, avec le temps s'éloignait l'espoir de guérison. L'arrêt des traitements neuroleptiques était suivi de rechutes, et les psychothérapies étaient, aux yeux des comptables, interminables, et pas toujours accompagnées d'une réhabilitation sociale et professionnelle solide. "Tout ça, c'était d'l'argent d'foutu", commencèrent à murmurer les politiques et les économistes.
Alors, très subtilement, les décideurs s'attaquèrent à la source. La formation universitaire en psychiatrie fut fermée, et seuls les internes en psychiatrie, dont le nombre fut aussi très réduit, recevraient en fin d'études le diplôme de spécialistes. L'effet de cette mesure mit au minimum dix ans pour être ressenti....par les psychiatres eux-mêmes . Peu à peu, les secteurs, les services hospitaliers, les hôpitaux de jour, se ratatinèrent, et des cabinets privés durent fermer, faute de successeurs. Pour autant, l'incidence de la maladie mentale étant constante, la disponibilité des soignants s'en ressentit. Il n'était plus question de courir après les malades en rupture de suivi et de traitement, ni d'aller voir à leur domicile des personnes dont le comportement bizarre était signalé par les familles ou le voisinage. Des passages à l'acte meurtriers commencèrent à se produire, ça et là, et leur médiatisation intense, nouveau pouvoir de la société moderne, troubla profondément la société des "normaux". L'ordre public, pour le dire plus simplement.
L'ordre public est de la responsabilité des politiques. Ils l'assument, ou ils ne l'assument pas. C'est parfois une question de doctrine. Pour le pouvoir actuel, c'est une exigence, ou une fâcheuse obsession, pour certains. La question sera tranchée par les citoyens. En attendant cet arbitrage, le décideur principal, le Président de la République, a posé l'exigence que les malades potentiellement dangereux, en rupture de traitement, soient contraints à le reprendre, auprès du secteur ou du médecin traitant. Cette contrainte était inutile du temps où le malade ne sortait pas de l'asile (par contre, c'était par contrainte qu'il y était entré), et non indispensable dès que l'équipe de secteur allait à la rencontre des malades sortis de l'hôpital, ou signalés par les mairies ou les administrations. Comme la loi ne prévoit pas cette contrainte, selon notre tradition, une loi sur mesure est préparée.
Pour des raisons diverses, dont une bonne part est idéologique, la profession psychiatrique se cabre, et, surtout, dénie le droit au pouvoir politique, tout démocratique qu'il soit, de se mêler de son travail. Les emmerder pour quelques meurtres par an, sur des milliers de malades bien gentils, ce n'est pas tolérable.
Il y a à peu près autant d'années que le début de l'organisation de leur pénurie, les psychiatres furent aussi accusés d'abuser des internements "arbitraires", et une loi, la loi de 1990 remplaçant la loi de 1838, fut concoctée pour faire vérifier par la justice les mesures d'internement qu'ils prenaient en toute responsabilité, jusque là. Les psychiatres ne furent pas contents, du tout, de cette suspicion, traduite en loi.
Mais ce n'est pas aux responsables de ce procès d'intention et des conséquences qui suivirent qu'ils s'en prennent. Comme résignés, les psychiatres ont fait de leur indisponibilité...un devoir, un respect pour la liberté et la dignité de leurs patients! Ce qui est préparé est le moyen légal de corriger les effets de cette désastreuse politique, dans les cas précis où une dangerosité est prévisible. Pour le moment, le déficit de formation qui a créé la pénurie n'a pas été traité. Il ne produirait d'effet que dans dix ans, de toute façon*.
Sceptique
*La psychiatrie et ses malades n'ont jamais été une cause "porteuse" pour la société. L'engouement des années soixante et soixante-dix constitua une exception. Seuls le réalisme et la volonté politique pourront compenser une désaffection, qui est à l'échelle mondiale.